lalettre de RASTIGNAC
Etiez-vous, mon cousin, lundi soir devant votre étrange lucarne ? À en croire les chiffres proprement stupéfiants dont se gargarisent depuis les amis de Mme de Saint-Fondrille, tout indique que vous avez assisté comme moi à l’affligeant spectacle qui nous a été donné de voir ce soir-là. La politique, en cette époque sans vergogne ni vertu, donne bien souvent une piètre image d’elle-même ; je crois bien, cependant, que jamais l’on n’avait été si loin dans le ridicule et l’abaissement. Gracieusement accoudée à son lutrin, marchant sans crainte à la rencontre du public, elle a montré qu’elle avait l’usage du monde, et un art consommé de la coquetterie. Plutôt que d’une candidate en campagne, vous eûssiez dit d’une vestale, que dis-je ?, d’une madone faisant pleuvoir les grâces et les promesses sur son peuple confit en dévotion. composée en principe selon la loi arithmétique de l’identité du tout et de la partie et censée refléter fidèlement la physionomie du pays, la France, cette assemblée de bègues, de boiteux, de bigles et de bancroches ! Mais dites plutôt la Cour des miracles ! Jamais on ne vit en un seul lieu, rangés comme poulets en épinette, tant de malheureux, de malchanceux, de tristes figures et d’éclopés de la vie. Il y avait l’aveugle et sa mère, le paralytique sur son atroce grabat, l’ivrogne congénital et l’ami du moribond : toute la misère humaine qui grattait ses plaies, montrait ses haillons infects, agitait d’abominables sparteries et prenait la terre entière à témoin de sa désolation. de la pauvreté ordinaire : le vieillard oublié de Dieu et des hommes qui veut cependant rester propre, la pauvre veuve placée devant l’horrible obligation de sacrifier sa vertu pour élever ses douze enfants, le jeune homme qui, faute de pouvoir gagner honnêtement sa vie, glisse sur la pente du vice et de la truanderie, bref, tant et tant de détresse, tant et tant d’atrocités, que les quelques quidams qui, dans cet incroyable pandémonium, vivaient tout bonnement de leur travail et semblaient jouir d’une santé ni meilleure ni moins bonne que vous et moi, faisaient figure de sans-cœur, de privilégiés, et finalement d’accusés. Et dire que nous raillons les anciennes superstitions ! Nos rois, jadis, touchaient les écrouelles sur le parvis de Saint-Denis. Mais nous y sommes, mon cousin, nous y sommes ! Pour un peu, Mme de Saint-Fondrille eût étalé de ses blanches mains un peu de boue sur les yeux de l’aveugle. Et si, s’étant agenouillée aux pieds du paralytique, elle ne lui a pas lancé : « Lève-toi et marche ! », c’est qu’elle a considéré que les applaudissements du public étaient, pour elle, le plus beau des miracles… En vérité, M. Kropoly et le chevalier du Halga ont eu moins de chance dans les mêmes circonstances. Le premier a dû affronter une horde de contradicteurs ; à les entendre on eût dit que la moitié de la France sacrifiait au vice asiatique. Le second, comme de coutume, a été contraint de se défendre pied à pied contre ceux qui lui reprochent sa cruauté envers les sauvages et les mahométans. Et si l’un et l’autre se sont fort bien tirés de l’épreuve, ils le doivent à leur talent, fait à combattre et à argumenter. Tandis que pour Mme de Saint-Fondrille, quel bonheur que tous ces malheurs ! Non seulement les braves gens rameutés pour la lucarne ne l’ont pas plus interrogée qu’ils n’avaient interrogé ses devanciers sur la diplomatie, la paix et la guerre, la question d’Orient ou la querelle des Détroits (il faut croire que ces sujets sont trop bénins pour être abordés dans la grande élection), mais ils ont oublié aussi de la mettre à la question sur ce qui conditionne cependant l’accomplissement de tout son programme. Mme de Saint Fondrille veut-elle augmenter les impôts, et sur qui ? Pour financer l’augmentation des pensions, compte-t-elle conserver la loi du Falard et revenir sur les rentes privilégiées ? Comment pense-t-elle réduire la dette tout en recrutant dans tous les domaines des armées de fonctionnaires nouveaux ? Tout cela, nous ne le saurons pas, mais nous savons qu’elle écoute fort bien, qu’elle pleure à merveille, et qu’elle sourit mieux encore. Que demander de plus ? Valeurs Actuelles n° 3665 paru le 23 Février 2007
La lettre de RastignacLa Cour des miracles
« Pour Mme de Saint-Fondrille, quel bonheur que tous ces malheurs !… »
Je vous passe, bien sûr, les figures obligées
Et dire que nous jouons les esprits forts !